george sand

Un article de l’Echo de l’Indre paru en juillet 1904 pour le centenaire de sa naissance

“George Sand et la musique populaire”

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le texte de l’article “George Sand et la musique populaire”:

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Fonds Patrimoniaux/ville de La Châtre

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2 textes de Mme Marielle Caors, le premier texte a été publié dans le catalogue de l’exposition George Sand et la politique, Le Blanc (France), 2004. Le second est le texte inédit d’une conférence présentée à La Châtre (France) en avril 2004 dans le cadre des manifestations du Bicentenaire de la naissance de George Sand.

Les 2 textes sont reproduits avec l’autorisation de l’auteur et celle de l’association Les Amis de George Sand

GEORGE SAND ET L’IMAGE DU BERRY

Alors que le lien entre George Sand et le Berry nous paraît toujours couler de source, l’implantation de l’écrivaine à Nohant est en fait le fruit de circonstances fortuites.

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Née à Paris en 1804 de l’union de Maurice Dupin, un officier des armées qui allaient devenir impériales et de Sophie Delaborde, une jeune femme du peuple, la petite Aurore Dupin est élevée dans la capitale par sa mère, entrevoyant son père à la faveur des retours de campagne et connaissant à peine sa famille paternelle, opposée au mariage de ce fils de famille (descendant du maréchal de Saxe par sa mère Marie-Aurore, et de la noblesse de robe par son père, Louis-Claude Dupin de Francueil) avec une grisette au passé douteux.

Mais en juillet 1808, le lieutenant-colonel Dupin, aide de camp de Murat, se trouve à Madrid. Sa femme, restée à Paris avec leur fille, décide de rejoindre son mari, malgré le jeune âge d’Aurore et une seconde grossesse déjà avancée. Après un voyage éprouvant, elle parvient à Madrid, où naît son fils, Louis. Quelques semaines plus tard, Murat qui partait prendre les eaux rentre en France et donne congé à Maurice Dupin, qui décide alors d’aller passer quelque temps chez sa mère, dans son domaine berrichon de Nohant, acquis une dizaine d’années plus tôt pour se protéger de la tourmente révolutionnaire.

Le jeune officier n’envisageait alors que le séjour temporaire de vacances en famille. Un premier drame les atteint là-bas, la mort du petit Louis né à Madrid. Mais cette disparition, aussi triste soit-elle, n’aurait rien changé à l’existence d’Aurore, si elle n’avait pas été suivie de la mort de Maurice Dupin lui-même, jeté à terre par un cheval à peine dompté. La belle-mère et la belle-fille restent en présence mais si elles s’estiment, elles ne s’aiment pas ; Marie-Aurore Dupin finira par obtenir de Sophie qu’elle lui laisse la garde de la fillette et rentre à Paris. Bien sûr, la petite Aurore retournera de temps à autre voir sa mère ; elle passera même environ deux ans à Paris au couvent des Augustines Anglaises pour parfaire son éducation, mais la majeure partie de son enfance et de son adolescence se déroule à Nohant, petit village berrichon, véritable archétype de la ruralité.

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Consciente de l’isolement de sa petite-fille, de l’abattement provoqué par les deuils familiaux et par le départ de sa mère, Marie-Aurore Dupin a la sagesse de passer outre les préjugés et de laisser la fillette partager les jeux de ses petits voisins, enfants des domestiques, des artisans et des fermiers du château et du village. Elle évoquera cette éducation hors norme dans ses mémoires : Ma grand-mère ayant enfin compris que je n’étais jamais malade que faute d’exercice et de grand air, avait pris le parti de me laisser courir, et pourvu que je ne revinsse pas avec des déchirures à ma personne ou à mes vêtements.(Histoire de ma Vie, III, 9). Sa correspondance abonde en témoignages sur ses relations peu ordinaires avec des domestiques ou des fermiers qui ont été pour la plupart ses amis d’enfance et ses compagnons de jeux : … Fanchon[bonne de Maurice, âgé de 3 ans] va je crois se marier avec un garçon du village qui a été son camarade d’enfance et le mien, car tout ce qui a de 20 à 25 ans, tant filles que garçons dans la commune, peut se vanter de m’avoir donné des coups de poing, et d’en avoir reçu de moi. Je conviens que comme demoiselle cela pouvait passer pour une très mauvaise éducation, mais en vérité cette ancienne intimité, a établi tant de confiance et d’attachement entre mes villageois et moi, sans que jamais depuis ce 1er âge, j’aie jamais eu besoin de réprimer leur familiarité, que je ne [me] repens point d’avoir été élevée ainsi, et que je ne crois pas que ma Grand’Mère, femme au-dessus de toutes les autres, se fût mise sans intention au-dessous de tous les usages reçus, et des remontrances qu’elle recevait de toutes ses connaissances, à cause de ma mauvaise tenue. (Correspondance t. XXV, p. 127, lettre à Jane et Aimée Bazouin, 30 nov 26). Quelques années plus tard, elle rappellera les mêmes circonstances : Élevée avec eux, habituée pendant 15 ans à les regarder comme des camarades, à les tutoyer, à jouer avec eux comme fait aujourd’hui Maurice avec Thomas, je me laisse encore souvent gronder et gouverner par eux. Je ne les traite pas comme des domestiques, et un de mes amis remarquait avec raison que ce n’étaient pas des valets, mais bien une classe de gens à part qui s’étaient engagés par goût à faire aller ma maison, mais qui y vivaient aussi libres, aussi chez eux que moi-même. (Correspondance t.II, p.612, lettre à Jules Boucoiran, 13 mars 1830).

Ainsi se sont constituées une expérience et une inspiration originales : Aurore Dupin devenue George Sand se souviendra aussi bien des hameaux que des châteaux, et pourra porter sur la vie rurale un regard éclairé. D’ailleurs, même si ce n’était pas la matière qui lui apportait le plus de plaisir, elle a passé de longues heures en compagnie de son précepteur Deschartres à s’initier au fonctionnement et à la gestion d’un domaine – au grand dam du précepteur qui croyait la convaincre de la nécessité de l’autorité et de la précision : il m’emmenait voir nos champs et nos prés, assurant que je devais me mettre au courant de ma fortune et que je ne pouvais de trop bonne heure me rendre compte de mes dépenses et de mes recettes. Il me disait : « Voilà un morceau de terre qui vous appartient. Il a coûté tant, il vaut tant, il rapporte tant. » Je l’écoutais d’un air de complaisance, et lorsque au bout d’un instant il voulait me faire répéter ma leçon de propriétaire, il se trouvait que je ne l’avais pas entendue, ou que je l’avais déjà oubliée. Ses chiffres ne me disaient rien; je savais très bien dans quel blé poussaient les plus belles nielles et les plus belles gesses sauvages, dans quelle haie je trouverais des coronilles et des saxifrages, dans quel pré des mousserons ou des morilles, sur quelles fleurs, au bord de l’eau, se posaient les demoiselles vertes et les petits hannetons bleus ; mais il m’était impossible de lui dire si nous étions sur nos terres ou sur celles du voisin, où était la limite du champ, combien d’ares, d’hectares ou de centiares renfermait cette limite, si la terre était de première ou de troisième qualité, etc. Je le désespérais, j’étouffais des bâillements spasmodiques, et je finissais par lui dire des folies qui le faisaient rire et gronder en même temps. « Ah ! pauvre tête, pauvre cervelle, disait-il en soupirant. C’est absolument comme son père; de l’intelligence pour certaines choses inutiles et brillantes, mais néant en fait de notions pratiques ! pas de logique, pas un grain de logique ! » Que dirait-il donc aujourd’hui s’il savait que, grâce à ses explications, j’ai pris une telle aversion pour la possession de la terre que je ne suis pas plus avancée à quarante-cinq ans que je ne l’étais à douze ! (Histoire de ma Vie, III, 9). Nous voyons également dans ce récit plaisant que George Sand aimait aussi dans sa vie rurale le contact permanent avec une nature qu’elle connaît bien (elle a de solides connaissances en botanique) et dont elle perçoit déjà les qualités esthétiques.
Mais il ne faut pas oublier qu’elle a côtoyé et même dans une certaine mesure partagé la vie quotidienne des paysans : Je dévorais les livres qu’on me mettait entre les mains, et puis tout à coup je sautais par la fenêtre du rez-de-chaussée, quand elle se trouvait plus près de moi que la porte, et j’allais m’ébattre dans le jardin ou dans la campagne, comme un poulain échappé. J’aimais la solitude de passion, j’aimais la société des autres enfants avec une passion égale ; j’avais partout des amis et des compagnons. Je savais dans quel champ, dans quel pré, dans quel chemin je trouverais Fanchon, Pierrot, Liline, Rosette ou Sylvain. Nous faisions le ravage dans les fossés, sur les arbres, dans les ruisseaux. Nous gardions les troupeaux, c’est-à-dire que nous ne les gardions pas du tout, et que, pendant que les chèvres et les moutons faisaient bonne chère dans les jeunes blés, nous formions des danses échevelées, ou bien nous goûtions sur 1’herbe avec nos galettes, notre fromage et notre pain bis. On ne se gênait pas pour traire les chèvres et les brebis, voire les vaches et les juments quand elles n’étaient pas trop récalcitrantes. On faisait cuire des oiseaux ou des pommes de terre sous la cendre. Les poires et les pommes sauvages, les prunelles, les mûres de buisson, les racines, tout nous était régal. (Ibid.).

C’est tout cela qui lui a permis de comprendre le détail de leur vie quotidienne, et bientôt de leurs difficultés, car elle a pu mesurer leur pauvreté matérielle et intellectuelle et elle s’est attachée à les dépeindre pour les faire connaître et pour les défendre ; par là, jouant à la fois de l’idéalisation de héros emblématiques et de la description concrète et réaliste de la vie tous les jours, elle manifeste son engagement politique et apporte un témoignage historique de première main, participant à l’évolution de la réflexion sociale de son siècle et aux premiers essais de l’ethnologie.

Les paysans et le peuple rural en général apparaissent donc logiquement très tôt dans son oeuvre, dans une société dont ils ne sont que l’ultime maillon, comme dans Valentine (1832), André (1834) ou Simon (1836 ), mais déjà les détails de la vie sont très présents : dans Valentine, la fête au village donne l’occasion de décrire les danses, les costumes, les coutumes, qui s’insèrent dans la trame romanesque, comme le traditionnel baiser de début de bourrée que Valentine, demoiselle de petite noblesse, doit accepter de Bénédict, un paysan qui la trouble fort. Dans André, c’est une partie de campagne qui met en relation (et décrit avec finesse) les classes de la société provinciale : petites artisanes de La Châtre, hobereaux campagnards, paysans.

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Les années 1844-1846 marquent un tournant avec trois romans, Jeanne, Le Meunier d’Angibault et La Mare au Diable. Le récit y donne en effet de plus en plus de place aux personnages paysans, même si Jeanne, dont la simplicité et l’ignorance font un personnage encore réaliste, reste une héroïne exceptionnelle par son caractère et sa destinée : aimée du châtelain de Boussac, demandée en mariage par un jeune anglais fort riche, elle ne peut pas vraiment représenter la réalité d’une destinée paysanne mais c’est malheureusement dans sa mort qu’elle rejoint le réel : poursuivie par un troisième homme, petit bourgeois sans scrupules, elle meurt des suites d’une chute qu’elle a faite pour échapper à son persécuteur.

Dans Le Meunier d’Angibault toutefois la description du monde rural est plus complète, depuis le châtelain et le fermier enrichi jusqu’au journalier et au dernier mendiant, et déjà George Sand en profite pour étudier l’évolution des moeurs dans les campagnes ; on y voit notamment au début la description de trois générations de femmes, avec leur costume, leurs habitudes mais aussi leur degré de culture : la grand-mère ne sait ni lire ni écrire, la mère peut consulter l’almanach et Rose, la petite-fille, sait très bien lire des romans… (ch. 7). L’image de ce monde est plus contrastée aussi, jouant encore sur l’idéalisation des héros et le réalisme des seconds rôles mais y ajoutant souvent la vigueur de la caricature – la description du fermier Bricolin, notamment, en fournit un exemple d’une méchanceté réjouissante et roborative, que l’on n’attend pas de Sand quand on ne la connaît que superficiellement : …il suffisait de voir ses yeux un peu bridés, son vaste abdomen, son nez luisant, et le tremblement nerveux que l’habitude du coup du matin (c’est-à-dire les deux bouteilles de vin blanc à jeun en guise de café), donnait à sa main robuste, pour présager l’époque prochaine où cet homme si dispos, si matinal, si prévoyant et si impitoyable en affaires, perdrait la santé, la mémoire, le jugement et jusqu’à la dureté de son âme, pour devenir un ivrogne épuisé, un bavard très lourd, et un maître facile à tromper.…Il avait une blouse grise à ceinture et à plis fixés sur sa taille courte, qui lui donnait l’aspect d’une barrique cerclée. Ses guêtres exhalaient une odeur d’étable indélébile, et sa cravate de soie noire était d’un luisant graisseux. (ch. 8).

Si ce dernier aspect n’apparaît guère dans La Mare au Diable, en revanche une restriction de champ remarquable y attire l’attention sur un hameau peuplé de simples paysans qui pour la première fois sans doute se trouvent être les héros d’un roman digne et sobre. Sans doute Germain, le personnage principal, peut paraître un peu trop beau et trop honnête, mais il n’en reste pas moins un paysan de son temps, un homme simple, inculte, dont la réflexion et la parole sont limités. Et si nous pouvons trouver aussi trop esthétique et trop littéraire l’admirable description du labour qui ouvre le roman, nous verrons pécisément dans le cours de l’histoire le travail constant et pénible, le difficile équilibre de la survie des familles, le dénuement de Marie et de sa mère. C’est là également, avec l’Appendice du roman intitulé les Noces de Campagnes, que George Sand, après avoir multiplié les détails authentiques de la vie rurale, utilise le prétexte du mariage de ses personnages pour décrire avec la minutie d’un ethnologue des cérémonies et des traditions dont elle perçoit l’exemplarité et pressent la disparition prochaine : Le Berry est resté stationnaire, et je crois qu’après la Bretagne et quelques provinces de l’extrême sud de la France, c’est le pays le plus conservé qui se puisse trouver à l’heure qu’il est. Certaines coutumes sont si étranges, si curieuses, que j’espère t’amuser encore un instant, cher lecteur, si tu permets que je te raconte en détail une noce de campagne, celle de Germain, par exemple, à laquelle j’eus le plaisir d’assister il y a quelques années. Car, hélas ! tout s’en va. Depuis seulement que j’existe il s’est fait plus de mouvement dans les idées et dans les coutumes de mon village, qu’il ne s’en était vu durant des siècles avant la Révolution. (les Noces de campagne, ch.1).

Les romans que l’on appelle « champêtres » poursuivent cette évolution. En effet George Sand apporte deux changements importants. Le premier prend place dans le schéma narratif car elle a alors recours à un narrateur principal : le chanvreur itinérant qui en automne vient broyer le chanvre de ferme en ferme et enrichit ainsi les veillées de tous les potins et nouvelles du pays (ce personnage apparaît déjà dans l’Appendice de La Mare au Diable, où il était de le même façon présenté comme le dépositaire de la culture et des traditions locales). Par là elle donne la parole directement aux paysans, dont les récits et les aventures vont faire entrer le lecteur plus profondément encore dans le quotidien authentique des paysans berrichons, puisqu’ils évoquent ainsi directement et naturellement leurs occupations, leurs activités, les objets qui les environnent.
Le second changement, c’est que cette évolution narrative en entraîne une autre, dans le domaine stylistique cette fois, George Sand s’efforçant, en faisant parler des paysans, de faire entendre, dans une langue qui reste littéraire, le vocabulaire expressif, le langage particulier, le ton général de ses personnages. C’est dans le prologue de François le Champi que George Sand explique cette nouvelle recherche, tandis qu’elle se dépeint, bavardant dans un chemin creux avec son ami François Rollinat, à qui elle prête cette formule désormais célèbre : Raconte-la moi[l’histoire du Champi] comme si tu avais à ta droite un Parisien parlant la langue moderne, et à ta gauche un paysan devant lequel tu ne voudrais pas dire une phrase, un mot où il ne pourrait pas pénétrer.

La Petite Fadette(1849), Les Maîtres Sonneurs (1853) poursuivront cette expérience originale, en allant toujours plus loin dans l’intériorisation de la représentation paysanne : dans Les Maîtres Sonneurs, le même chanvreur devient le narrateur de sa propre histoire – c’est sans doute le premier récit où un paysan prend la parole, et il la prend pour raconter une vie où le romanesque n’éclipse pas la description d’une ruralité authentique.

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George Sand évoquera encore les paysans berrichons dans le reste de son oeuvre, mais d’une façon plus sporadique, à l’exception de Nanon (1872), roman historique qui décrit la progression intellectuelle et la réussite sociale d’une jeune paysanne pendant la Révolution.

Par le fait, tout se passe comme si les relations privilégiées que George Sand entretient avec le Berry se trouvaient à la source de ses engagements intellectuels, et que la passion d’une terre bien-aimée l’ait conduite à une réflexion tant morale qu’esthétique. Il faudrait un livre pour relever dans la correspondance toutes les lettres où elle évoque son amour de ce terroir simple et ignoré. Citons, parmi tant d’autres, une lettre de 1844 : Le pays n’est pas beau, il a des petits coins agréables que j’adore et que je trouve sublimes, mais c’est de l’orgueil de village et l’amour du clocher. Enfin les habitants, depuis quarante ans que je vis avec eux, me paraissent la meilleure population de l’univers. Cependant j’entends dire à d’autres que c’est la plus détestable. (Correspondance, VI, p. 388, lettre à Auguste Richard de la Hautière, 18 janvier 1844). Cette lettre, peut-être moins connue que d’autres sur le même sujet, présente à mes yeux l’intérêt de souligner la clairvoyance de Sand dans ses affections – elle n’ignore pas les faiblesses du pays comme des gens, et elle en sourit – ainsi que de lier indissolublement les uns et l’autre : cette terre est un tout, esthétique, humain et philosophique, ainsi qu’elle le résume dans une lettre à Sainte-Beuve : Je suis occupée à m’abrutir à la campagne. C’est de toutes mes passions, la seule qui n’ait rien perdu. Cette vie de paresse morale, d’ignorance et d’activité physique, a toujours pour moi des charmes infinis. C’est que c’est le voeu de la nature jusqu’à un certain point, et que l’excès contraire, dans lequel nous vivons ailleurs révolte nos facultés et dépasse nos forces. (Correspondance, VI, p.909, 29 juin 1845). Plus familière, et plus amusée, elle écrit de même en 1845 à son cousin de Villeneuve, qu’elle doit rejoindre à Paris : […]Voici le dernier mois qui me sépare de vous et de Paris. A cause de vous, je me console, et il me faut bien cela pour ne pas pleurer d’avance le séjour de la campagne que j’aime tant et qu’il faut quitter pour celui de la grand ville que je déteste. J’aspire à voir ma fille toute élevée, n ayant plus besoin de ces leçons d’art qu’on ne trouve que là, pour revenir m’enfermer dans mon horizon de choux et de pommes de terre. […] Ma vie et mon séjour sont ce qu’il y a de plus humble; mais pourvu que je voie le ciel à découvert et que j’aie de la terre (sans pavé) sous les pieds, je me trouverais bien dans une hutte de sauvage. (Correspondance, VII, p. 156, 4 novembre 1845).

Elle n’aura alors de cesse de faire connaître son Berry, un monde rural dont elle veut montrer les grandeurs et les beautés. Si elle commence, comme nous l’avons vu plus haut, par décrire des costumes, des fêtes, des traditions, elle y joint aussitôt de superbes descriptions des paysages de ce qu’elle baptise, dèsValentine en 1832, la Vallée Noire : expression poétique d’un réel bien-aimé que résume la phrase bien connue : Il me semblait que la Vallée Noire c’était moi-même, c’était le vêtement de ma propre existence. Mais elle ne restera pas sur ce plan purement esthétique : les gens qui l’entourent, ces gens qu’elle connaît et qu’elle a su aimer, lui permettent de passer d’une admiration égoïste à une prise de conscience, peut-être justement via la distorsion qu’elle constate entre cette beauté qu’elle comprend et les difficultés de ceux qui y vivent sans la voir ni pouvoir l’apprécier : Mais, hélas ! cet homme n’a jamais compris le mystère du beau, cet enfant ne le comprendra jamais ! dit-elle de Germain et Petit-Pierre,…il manque à cet homme une partie des jouissances que je possède…(La Mare au Diable, ch.2)

De même qu’elle avait voulu se faire l’avocate des femmes brimées (Adieu les ignobles passions et l’imbécile métier de dupe ! Que le nom de quiconque sait mentir soit effacé à jamais de mon souvenir, mais que le mensonge soit flétri, et que l’esclavage féminin ait aussi son Spartacus. Je le serai ou je mourrai à la peine. » avril-mai 37, à Frédéric Girerd), de même elle décide de se faire le porte-parole des paysans, et à travers eux, de tout un peuple défavorisé : Ceux qui l’ont condamné à la servitude dès le ventre de sa mère, ne pouvant lui ôter la rêverie, lui ôté la réflexion (La Mare au Diable, ch. 2).

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Il est d’ailleurs frappant de constater que c’est en 1843, juste avant l’écriture de Jeanne, du Meunier d’Angibault et de La Mare au Diable et le tournant que marquent ces romans dans l’évocation des paysans, que George Sand crée un personnage, de fiction mais non de roman, à qui elle confiera le soin de représenter le peuple des campagnes : Blaise Bonnin. Il est présenté comme un paysan sans fortune mais un peu dégrossi (il sait lire et, conseiller municipal, il espère devenir maire aux élections suivantes), il écrit à un sien parent pour lui raconter un fait-divers qui vient d’avoir lieu à La Châtre. Lettre fictive, mais anecdote tristement authentique : on a conduit à l’hospice de La Châtre une enfant trouvée, une grande fillette muette et visiblement attardée. Comme elle ne comprend pas qu’elle doit rester chez la femme chez qui on l’a placée et revient constamment à l’hospice, les administrateurs encombrés décident de se débarrasser d’elle en la perdant dans la campagne. Scandalisée d’un procédé aussi inhumain, George Sand décide d’alerter l’opinion publique, mais, plutôt que parler en son nom propre, elle préfère créer le personnage de Blaise Bonnin, quitte à prendre la parole à sa suite pour confirmer la véracité de l’histoire et en commenter les implications. Par la même occasion, ne négligeant pas les besoins matériels, elle regroupe tous les textes écrits à ce sujet dans une plaquette qu’elle fera vendre au profit de Fanchette. De cette circonstance précise est né un personnage qu’elle utilisera à plusieurs reprises pour défendre la cause des paysans, et dont l’aspect politique et révolutionnaire apparaît clairement quand on sait qu’elle l’utilisera à plusieurs reprises, et une dernière fois pour tenter d’expliquer les événements de 1848 (Histoire de France écrite sous la dictée de Blaise Bonnin et Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens). Sand avait parlé des paysans avant 1843 et l’affaire Fanchette, mais à partir de ce coup de colère qui passe par la parole d’un paysan, sa perception, son intention et sa parole gagnent en engagement et en profondeur, parallèlement à sa culture politique et philosophique, surtout sous l’influence de Pierre Leroux et de tout le courant socialiste de l’époque.
Elle décrira avec justesse et précision les conditions de travail des ouvriers parisiens (Les ouvriers boulangers de Paris, l’Eclaireur de l’Indre,septembre 1844), elle expliquera l’incohérence de certaines lois agraires, comme la vente des communaux (Lettre d’un paysan de la Vallée Noire, écrite sous la dictée de Blaise Bonnin, l’Eclaireur de l’Indre, octobre 1844). Elle demandera, pour les paysans comme pour les femmes, le droit à l’éducation, mettant la main à la pâte en apprenant à lire et à écrire aux domestiques et aux paysans qui le souhaitent. Elle demandera, pour les indigents, les attardés, les infirmes, une aide décente de l’Etat, au nom de leur incapacité et de la solidarité publique. Mais surtout, après avoir décrit le drame des déclassés (André, Simon, Le Compagnon du Tour de France…) elle revendique pour tous le droit de progresser, de s’élever, sans pour autant devoir abandonner leur condition : pourquoi n’existerait-il pas des paysans instruits, des ouvriers cultivés ? pourquoi faudrait-il se déraciner pour évoluer ? Bien sûr, notre société nous montre encore combien les clivages sociaux-culturels se sont maintenus. Mais nous devons au moins à George Sand d’avoir formulé l’espoir d’une évolution.

L’amour que George Sand a porté à cette humble terre berrichonne et aux hommes aussi humbles qu’elle portait, a certainement été le premier moteur de sa réflexion philosophique et politique et l’a conduite à créer à la fois un cadre, un personnage et un style originaux, que l’on peut considérer aussi bien comme un témoignage historique fidèle de la vie des paysans berrichons au XIXe siècle, comme une oeuvre littéraire originale et comme une profession de foi.

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L’AFFAIRE FANCHETTE :
LES CONSÉQUENCES POLITIQUES ET LITTÉRAIRES D’UN FAIT-DIVERS

Fanchette est le titre d’une plaquette éditée par les soins de George Sand pour venir en aide à une fillette handicapée mentale aux malheurs de laquelle elle s’était intéressée. Ce texte rassemblait un certain nombre d’articles et de lettres relatant et commentant l’affaire que Fanchette avait bien involontairement suscitée et fut publié plus tard dans les oeuvres complètes de George Sand à la suite des Légendes rustiques. Il a été réédité en 1997 par Michelle Perrot dans le volume Politique et polémiques (éd. Imprimerie Nationale) où elle a rassemblé de nombreux écrits politiques de George Sand parus jusqu’en 1848.
Résumons les faits : en mars 1843, un médecin de La Châtre, le docteur Boursault, aperçoit une grande fillette chahutée par des gamins : on ne sait rien d’elle ; visiblement attardée, elle ne parle pas et ne réagit guère. On l’accueille à l’hospice de la ville, où elle ne semble pas avoir causé de souci particulier : un rien la ravit, et son bonheur est d’assister à la messe, bonheur porté à son comble quand on la coiffe d’un petit bonnet blanc. Probablement n’était-il pas du ressort de l’hospice de prendre en charge cette petite, qui n’était ni malade ni dangereuse. Les responsables décident alors de la confier à une femme qui élève des enfants trouvés, mais Fanchette, comme on l’a nommée, ne paraît pas comprendre ce que l’on attend d’elle et s’obstine à retourner à l’hospice – pour pouvoir assister à la messe avec son petit bonnet… Exaspérées de cette indocilité volontaire, les religieuses en viennent alors à prendre une décision inimaginable : elles décident de la renvoyer d’où elle vient, c’est-à-dire ni plus ni moins de l’abandonner en pleine nature, quelque part aux environs d’Aubusson, d’où il semble qu’elle arrivait ; pour cette belle besogne, on donne cent sous au conducteur de la diligence – on venait de lui en donner cinquante pour perdre un chien…
Quelques âmes plus sensibles, dont le docteur Boursault qui avait trouvé l’enfant, se trouveront pour s’inquiéter de l’absence de l’innocente, et une enquête est ouverte le 31 juillet 1843 pour s’achever sur un non-lieu le 13 septembre. George Sand, ayant eu connaissance de l’affaire, décide d’utiliser sa notoriété pour aider la malheureuse autant que pour dénoncer la lâcheté des responsables et la triste solidarité des notables. Elle écrit alors un texte où elle donne la parole pour la première fois au personnage de Blaise Bonnin, un paysan de la Vallée Noire, dans deux feuilletons de la Revue indépendante, parus le 25 octobre et le 25 novembre 1843. Il s’agit d’une lettre fictive où un paysan, Blaise Bonnin, écrit à son parrain Gervais. Blaise Bonnin doit être considéré comme le porte-parole du paysan berrichon, ne serait-ce que par son nom même : la tradition fait de saint Blaise le patron des laboureurs, et Bonnin était – et est encore – un nom extrêmement répandu en Berry, et très représenté à Nohant et dans ses environs. George Sand prête à Blaise Bonnin une certaine culture : le curé de son village lui a donné un peu d’instruction, il est adjoint au maire – auquel il espère bien succéder aux élections prochaines. C’est à ce personnage que Sand confie le récit de la première partie de l’affaire, c’est-à-dire la découverte de Fanchette et sa disparition. George Sand y ajoute un commentaire écrit en son nom propre, commentaire par lequel elle achève le récit commencé.
Cette intervention d’une personnalité célèbre mais contestée ne pouvait que susciter des réactions, notamment celle du Procureur du Roi, dont la lettre du 9 novembre au directeur de la Revue indépendante est suivie d’une réponse cinglante de George Sand. La lettre de Blaise Bonnin, les commentaires de Sand et les échanges d’amabilités qui s’ensuivirent seront reproduits dans la plaquette intitulée Fanchette, où se trouvent également deux lettres attestant la véracité des faits avancés par Sand, une lettre du député-maire de La Châtre, Delaveau, et une lettre du docteur Boursault, le médecin de l’hospice. George Sand comptait sur la vente de la plaquette pour constituer un petit pécule à la fillette et pour continuer à dénoncer le scandale. Le projet verra le jour, mais non sans difficulté : car sous la pression des autorités locales, les imprimeurs se désistent tour à tour. Finalement la brochure parut, et la somme fut remise au préfet de l’Indre, auquel George Sand adresse une lettre de remerciements le 24 octobre 1844. L’« affaire Fanchette » aura occupé l’écrivain un peu plus d’une année.
Mais, si Fanchette elle-même retourne alors à l’anonymat, elle laisse derrière elle un personnage qui reparaîtra pour prendre la parole au nom des paysans et du peuple : Blaise Bonnin. En effet, les 5 et 12 octobre 1844, L’Éclaireur de l’Indre fait paraître une « Lettre d’un paysan de la Vallée Noire » à nouveau signée Blaise Bonnin, et la date des lettres ultérieures confirme la portée contestataire et même révolutionnaire de la première d’entre elles, puisque c’est en mars et avril 1848, en pleine agitation républicaine, que paraîtront « Aux Riches », « Histoire de France écrite sous la dictée de Blaise Bonnin », « Lettre au Peuple » et « Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens. »
La raison qui d’abord a poussé Sand à intervenir est un sentiment simplement humain, fait de générosité et d’indignation. Puis l’écriture de la lettre de Blaise Bonnin l’amène à analyser ce fait-divers dans toute sa signification : Fanchette, enfant, fille, attardée, ignorante et pauvre, cumulant toutes les faiblesses, toutes les infériorités de son siècle, prend une dimension de symbole.
L’enfant, le bâtard, l’infirme.
Parlons de la protection de l’enfant : est-ce simplement un hasard si peu après l’affaire Fanchette nous trouvons chez George Sand une réflexion sur l’enfance, et notamment sur l’enfant trouvé (le champi), qui se développe depuis le Petit-Pierre de La Mare au Diable jusqu’au Charlot des Maîtres Sonneurs ? Petit-Pierre n’est pas seulement une figure candide propre à attendrir le lecteur, c’est aussi un fils de paysan dont Sand souligne l’impossible évolution culturelle et sociale. Parlant de Germain, le héros de La Mare au Diable, et de son fils Petit-Pierre, elle dit: Mais hélas ! cet homme n’a jamais compris le mystère du beau, cet enfant ne le comprendra jamais !…[…] il manque à cet homme une partie des jouissances que je possède […] Il lui manque la connaissance de son sentiment. Ceux qui l’ont condamné à la servitude dès le ventre de sa mère, ne pouvant lui ôter la rêverie, lui ont ôté la réflexion. (Mare au Diable, ch. 2)
Dans François le Champi, le titre même nous amène cette fois-ci de manière explicite au problème de l’enfant trouvé : François, champi élevé d’abord par une pauvre femme qui peut à peine le nourrir et ne peut l’éduquer, a la chance d’être recueilli ensuite par Madeleine Blanchet, jeune meunière assez instruite pour lui apprendre à lire ; elle se charge également de lui donner une bonne éducation morale. La suite du roman le montrera devenu un homme sérieux, intelligent, capable de prendre en main le moulin Blanchet après le veuvage de Madeleine. Mais combien de champis ont pu bénéficier d’une semblable aubaine, sauf quelques enfants trouvés des environs de Nohant, auxquels Sand s’est intéressée ?
Le sujet l’a suffisamment préoccupée pour qu’elle place à nouveau le problème de la bâtardise au début d’un roman, dont le début s’intitula d’abord La mère et l’enfant. Le roman changea ensuite de thème principal, se centrant sur la musique populaire et les musiciens paysans, pour devenir Les Maîtres Sonneurs. Mais il en resta tout de même les questions posées par la présence de deux personnages : celui de Charlot d’abord, un gros gars d’un an qu’une jeune fille, Brulette, est chargée d’élever ; une histoire de famille obscure oblige à taire l’identité du petit garçon, si bien que l’on soupçonne Brulette d’être la mère de celui-ci. L’identité précise du bébé importe peu à notre propos, en revanche, une réflexion, bien que secondaire dans le roman, ne s’en développe pas moins à propos des filles-mères, des enfants illégitimes et de l’éducation des enfants en général. N’oublions pas d’ailleurs que ce problème se trouve au coeur de sa propre famille depuis plusieurs générations, ce qui avait largement préparé sa sensibilité dans ce domaine.
Dans ce même roman, on trouve ensuite Joset, qui a d’ailleurs comme premier modèle un garçon de Nohant, Joseph Corret, qui ajoutait la bâtardise à un léger handicap mental. George Sand s’était intéressée à ce fils d’une prostituée de village et lui avait fait donner un peu d’éducation, dans l’espoir de le placer dans un métier moins pénible que celui de paysan, car il était de santé fragile. Dans Les Maîtres sonneurs, le personnage de Joset s’écarte largement de son modèle, car si dans le roman ce jeune paysan, orphelin de père et non plus bâtard, est décrit comme ébervigé, c’est-à-dire un peu ahuri, un peu innocent, c’est qu’une passion muette pour la musique le rend taciturne et renfermé. Mais qu’il soit réellement attardé ou simplement différent, la réflexion sur le bâtard et l’infirme, et surtout la réflexion sur le regard d’autrui, reste bien présente dans le roman : ni le bâtard ni l’infirme ne sont acceptés ni compris, le bâtard, parce qu’il porte la faute sociale de sa naissance et est considéré comme un voyou par nature et par destination, l’infirme parce que, dans un monde où la différence effraie et où la force et la santé sont la référence et la seule source de travail, il est inquiétant et improductif.
L’infirme, le paysan, le pauvre
Je pense que ce n’est pas un hasard si dans Le Meunier d’Angibault, écrit moins d’un an après l’affaire Fanchette, George Sand évoque à la fois la faiblesse intellectuelle des paysans et les droits des travailleurs malades.
On dit bien souvent que George Sand idéalise les paysans qu’elle décrit : c’est à la fois vrai et faux. Certains d’entre eux, en fait les quelques personnages centraux, vont en effet lui servir à résumer, à concentrer les qualités idéales qu’elle a rencontrées ou espérées : c’est le cas de Louis dans Le Meunier d’Angibault, de Germain et Marie dans La Mare au Diable, de Madeleine et François dans François le Champi, de Landry et Fadette dans La Petite Fadette, quoiqu’en les étudiant de plus près leur caractère apparaîtrait moins lisse et moins excellent : relisons ces romans et nous y trouverons un certain sens de la finasserie chez Louis, de la malice et de l’ironie chez Marie, une certaine lenteur d’esprit chez Germain, par exemple. Il est vrai qu’ils restent très globalement des êtres d’une exceptionnelle qualité. Mais tous les autres personnages sont là pour représenter la réalité paysanne dans tous ses aspects, même négatifs : d’un côté on trouvera le fermier avare ou libertin, la veuve joyeuse, la fille légère, le mendiant criminel, le valet corrompu, la servante niaise, le meunier brutal et jaloux ; ils sont bien là, et ne dissimulent pas les défauts trop humains de cette part d’humanité ; et d’un autre côté vieilles et vieux sans ressources obligés de travailler, jeunes filles trop pauvres pour se marier, ouvriers malades ou infirmes montrent d’autres aspects négatifs, la vie d’une autre humanité, digne, démunie et abandonnée : il y a la Guillette, la mère de la Marie de La Mare au Diable, en danger de mourir de faim si Germain n’avait pas, dans les rigueurs de l’hiver, versé du blé et des pommes de terre dans le grenier des deux femmes ; il y a la Zabelle, première mère nourricière de François le Champi, usée et vieille avant l’âge ; Madeleine Blanchet aussi, qui dit à François, inquiet de la voir si fragile, « J’ai vingt-cinq ans, ce qui commence à compter pour une femme de mon étoffe».
L’histoire de Fanchette d’abord, Le Meunier d’Angibault ensuite soulignent l’absence de toute structure d’accueil et de soutien pour ceux que les handicaps physiques ou mentaux, et dans ces catégories il faut inclure l’ignorance et l’inculture, mettent à l’écart d’une société qui ne sait qu’en faire et confond fréquemment l’incapacité et le parasitisme. Comparons les deux messages confiés à deux paysans. Blaise Bonnin en 1843 dans Fanchette attire l’attention sur cette petite qui ne peut subvenir à ses besoins :
« Si l’État n’a pas le moyen de recueillir les idiots et les infirmes, il faut donc qu’il nous retombent sur les bras, à nous autres pauvres gens. […] Et quand nous ne le pouvons pas, voyons ! qu’est-ce qu’il faut faire ? qu’est-ce qu’il faut devenir ? Il y a un gouvernement où il n’y en a pas. […] On me répond qu’il y a des fonds départementaux destinés à ne pas laisser mourir ceux qui ne peuvent pas se faire vivre. C’est bien court, à ce qu’il paraît ; mais enfin il y en a. Qu’on s’en serve donc ! » (Fanchette p. 70 )
Quant à Louis d’Angibault, en 1844 dans Le Meunier, il rend visite à une femme du village, dont le mari, de constitution fragile, ne peut fournir assez de travail pour soutenir sa famille. Sans le juger, sans le condamner, Louis le fait travailler autant que le pauvre homme en est capable. Et c’est cette pensée de solidarité et d’entraide qui inspire la conversation suivante avec M. Bricolin, le fermier enrichi :
« – Et les pauvres, les paresseux, les faibles, les « bêtes », qu’est-ce que vous en faites ?
– Je n’en fais rien, puisqu’ils ne sont bons à rien !
– Et si vous en étiez […] diriez-vous : Tant pis pour eux ? » (ch.11)
C’est encore dans Le Meunier que Sand synthétise son credo social : aux saint-simoniens dont l’idée générale serait résumée par « à chacun selon ses capacités », ce qui déplace la notion de profit sans la modifier, elle répond avec Louis Blanc que la formule ne sera vraie que lorsqu’on y aura ajouté le correctif suivant : « à chacun selon ses capacités et à chacun suivant ses besoins » – c’est toute une perspective de responsabilité collective, de solidarité et de répartition des ressources qui se met en place.
L’infirme et la femme
Que l’on me pardonne cette petite provocation, mais au titre des infirmités, physiques, morales ou sociales, il faut compter la condition féminine. En effet, dansFanchette, à la fin de la réponse au procureur, ce sont trois personnes qui s’expriment : Fanchette, l’idiote et la victime, Blaise Bonnin, le paysan porte-parole, et George Sand, l’auteur et la femme.
« Je n’ai qu’une erreur à rectifier dans la lettre de Blaise Bonnin, c’est que la ville de Riom soit située dans le département du Cantal ; il paraît qu’elle est située dans celui du Puy-de-Dôme C’est une faute de géographie dont je ne me suis point aperçue en transcrivant la lettre de mon ami Blaise, par la raison que je ne possède pas cette science mieux que lui. Mais les paysans et les femmes, assez doctes peut-être dans les questions de sentiment, ne sont tenus à rien de mieux. »[c’est moi qui souligne] (Fanchette p.103)
Cette mise sur le même plan, en matière d’éducation, des paysans et des femmes, mérite d’être soulignée. Dans des proportions et des domaines certes différents, pour les unes comme pour les autres l’éducation est tronquée ou négligée. George Sand a évoqué l’infériorité sociale et intellectuelle des femmes de son temps dans ses romans bien avant d’écrire la lettre de Blaise Bonnin – c’était déjà l’un des fils conducteurs d’Indiana, son premier roman. Elle ne cessera de l’évoquer tout au long de son oeuvre, soit en décrivant les femmes victimes des conventions sociales et de la prééminence masculine, soit en créant des héroïnes qui représentent l’idéal de la femme, dans son tempérament, son éducation ou sa position, comme dans Mauprat, La Ville Noire ou Mademoiselle Merquem. Néanmoins il est remarquable que le court pamphlet de Fanchette établisse en quelques pages la synthèse complète des revendications sociales de George Sand.
En 1843 lors de l’affaire Fanchette les convictions politiques de Sand sont déjà fixées. Depuis sa découverte enthousiaste, à l’adolescence, de Jean-Jacques Rousseau où elle découvre de perspectives politiques et religieuses qui éclairaient ses propres intuitions, elle a connu tout ce que le socialisme utopique des débuts du XIXe siècle, le socialisme pré-marxiste, a apporté comme réflexions et comme projets, avec des hommes comme Cabet, Proudhon, Fourier, entre autres. Elle s’est écartée des doctrines les plus radicales et s’est formé une pensée propre, se démarquant notamment des saint-simoniens, s’attachant davantage à des personnalités comme Louis Blanc ou Armand Barbès. C’est néanmoins de Pierre Leroux qu’elle s’est sentie la plus proche, quand elle a découvert ses théories du progrès, son idéal de vie en communautés familiales, ses perspectives religieuses enthousiastes et ouvertes. Même après une réelle désillusion devant le tempérament velléitaire et ergoteur d’un Leroux plus à l’aise dans la formulation théorique et l’idéal visionnaire que dans l’action efficace et soutenue, c’est certainement de lui qu’elle retenu le plus. Mais elle ne se contente pas d’être d’une simple disciple et Alexis de Tocqueville lui-même soulignait dans ses Souvenirs l’ampleur de vue et la modernité de la pensée de « la célèbre Madame Sand ». Or les idées et les engagements de George Sand, même avant leur maturation, ont toujours transparu dans ses romans, notamment en ce qui concerne la liberté personnelle de la femme et la défense des paysans. On ne peut donc pas dire que Fanchette présente quelque chose de nouveau pour ce qui est de la doctrine. Mais il me semble que l’on peut considérer l’affaire Fanchette et le texte qui en est issu comme un tournant dans l’écriture romanesque de George Sand, qui tout à coup livre un texte, et d’une longueur substantielle, où elle tente de faire parler d’une façon qui n’est ni caricaturale, ni parodique, un paysan aussi authentique que possible.
Et il est évident que malgré sa colère, George Sand s’est divertie à cet exercice de style où elle mêle avec bonheur des maladresses populaires (« La présente, mon cher parrain, est pour vous remercier de la vôtre… » , « tant qu’à nous, nous sommes assez bien Dieu merci… »), des expressions dialectales (« Elle entend un peu plus gros que l’année passée » = elle entend un peu moins clair ; « l’âne à Jarvois » = l’âne de Gervais). Sa simplicité autant que sa colère conduisent aussi parfois Blaise Bonnin vers un récit sec, dépouillé, presque staccato, quand il parle du conducteur de la diligence qui a accepté d’abandonner Fanchette en pleine nature : « Il n’y a que Thomas Desroys qui n’y mette pas tant de façons – il a reçu cinquante sous de plus que pour le chien » (p.75). Sa colère ne l’empêche pas d’avoir recours ailleurs à une expressivité à la fois brutale et sympathique. Ecoutons sa description de Fanchette :
Ça raisonne à peu près comme ma serpe, ça n’a pas plus de connaissance qu’un cabri, et c’est muet comme une pierre ; ça entend, mais ça ne peut pas dire un mot ; ça paraît ne pas se rappeler de la veille, et ne pas s’inquiéter du lendemain. Enfin, ça n’est bon à rien. […] Cependant, ça n’est pas méchant, un enfant comme ça ; ça n’a pas fait de mal, ça n’en pourrait pas faire. Comment ça pourrait-il mériter la mort ? Qu’est-ce qui voudrait se charger de débarrasser la terre de tout ce qui s’y trouve d’inutile ? Ça n’est pas moi, j’aurais trop d’ouvrage. » (Fanchette page 69-70)

On comprend à présent que la création du personnage – et surtout du style – de Blaise Bonnin ouvre la réflexion qui mènera d’abord aux deux grands chapitres-préface de La Mare au Diable, où Sand montre la précarité de la condition sociale et intellectuelle des paysans et explique qu’elle doit parler pour ceux qui en sont incapables :
Quoique paysan et simple laboureur, Germain s’était rendu compte de ses devoirs et de ses affections. Il me les avait racontés naïvement, clairement, et je l’avais écouté avec intérêt. Quand je l’eus regardé labourer assez longtemps, je me demandai pourquoi son histoire ne serait pas écrite, quoique ce fût une histoire aussi simple, aussi droite et aussi peu ornée que le sillon qu’il traçait avec sa charrue.
[…] Eh bien ! arrachons, s’il se peut, au néant de l’oubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. Il n’en saura rien et ne s’en inquiétera guère ; mais j’aurai eu quelque plaisir à le tenter. (Ch. 2)
Cette même réflexion mènera ensuite à l’Avant-propos de François le Champi, où elle fait résumer à son ami François Rollinat la difficulté majeure qu’elle rencontre en souhaitant faire parler les paysans :
Raconte-la moi [l’histoire du Champi] comme si tu avais à droite un Parisien parlant la langue moderne, et à ta gauche un paysan devant lequel tu ne voudrais pas dire une phrase, un mot où il ne pourrait pas pénétrer. Ainsi tu dois parler clairement pour le Parisien, naïvement pour le paysan. L’un te reprochera de manquer de couleur, l’autre d’élégance. Mais je serai là aussi, moi qui cherche par quel rapport l’art, sans cesser d’être l’art pour tous, peut entrer dans le mystère de la simplicité primitive, et communiquer à l’esprit le charme répandu dans la nature. (Avant-Propos de François le Champi)
Or, c’est dans les cinq années qui suivent que sont écrits Jeanne, Le Meunier d’Angibault, Le Péché de monsieur Antoine, La Mare au Diable, François le Champi et la Petite Fadette, soit tous les romans où la peinture et la défense du monde paysan représentent le thème et l’enjeu de la pensée de Sand.
Jeanne, écrit et publié en 1844, voit apparaître la première héroïne paysanne, jeune bergère qui sera victime des convoitises masculines et des supériorités sociales. Bien sûr, nous avions déjà vu des paysans dans des romans antérieurs. Certains d’entre eux avaient même accédé au rang de personnage principal, mais encore d’une façon qui soulignait leur caractère inhabituel, puisqu’ils étaient fréquemment des paysans qu’une éducation exceptionnelle sortait de leur milieu, comme Bénédict dans Valentine, ou Simon dans le roman du même nom… Avec Jeanne puis Le Meunier, nous voyons apparaître des personnages paysans que seul leur caractère rend exceptionnels : Jeanne n’est rien d’autre qu’une petite bergère inculte et qui le restera et Louis d’Angibault, malgré quelques lectures, apparaît comme un meunier riche surtout de bon sens et de générosité. C’est d’ailleurs avec Jeanne que George Sand essaie pour la première fois de faire parler dans un roman un paysan dans un style qui se rapproche du langage réel, parlé – essai bien timide à nos yeux de modernes, mais dont un critique de l’époque avait tout de même stigmatisé la « trivialité à faire frémir » (critique de la Revue de Paris, citée par Simone Vierne dans sa préface à Jeanne (PUG p. 19)
Le Meunier d’Angibault a été écrit l’été 1844, juste après Jeanne, soit parallèlement aux derniers événements de l’affaire Fanchette ( c’est-à-dire la parution de la plaquette et les remerciements au préfet) et juste avant que ne paraisse une autre Lettre d’un paysan de la Vallée noire encore signée Blaise Bonnin (L’Eclaireur de l’Indre, 5 et 12 octobre 1844). Dans le Meunier Sand représente cette fois l’intégralité de la société rurale, depuis le mendiant jusqu’au châtelain aristocrate. Si l’on peut trouver ce roman en retrait par rapport à Jeanne dans l’essai de transposition du langage paysan (en effet seuls quelques mots saupoudrés çà et là créent un semblant de couleur locale), c’est en revanche le texte où Sand théorise le plus nettement ses positions politiques et ses espoirs d’évolution sociale, d’où d’ailleurs les difficultés qu’elle rencontra à le publier. Je passerai rapidement sur le Péché de M. Antoine, qui reprend une grande partie des réflexions du Meunier, quoiqu’il serait intéressant d’étudier, dans son fond comme dans son style, la page remarquable des confidences du paysan Jean Jappeloup. Mais le Péché, rédigé l’été 1845, nous conduit directement à La Mare au Diable, que Sand écrit l’automne suivant. Si le style reste sans innovation frappante, le monde rural se restreint de façon radicale : une intrigue minimaliste se déroule autour d’un hameau, au coeur d’une famille, dont le gendre veuf finit par se remarier – voilà tout l’argument, qui se limite enfin à ce que le paysan connaît : le voisin, le hameau, le travail, la pauvreté.
Il nous reste à parler de François le Champi et de la Petite Fadette : le monde décrit reste le même que celui de la Mare au Diable, dont hameaux et voisins, amours et querelles constituent tout l’univers ; ajoutons simplement pour Fadette qu’elle est presque une soeur de Fanchette : certes elle n’est pas innocente ou attardée, mais on la soupçonne d’être une enfant illégitime, et d’avoir hérité les pouvoirs supposés maléfiques de sa grand-mère guérisseuse : d’elle aussi, il faut donc se méfier, elle aussi il faut l’écarter, la chasser. Mais il y a dans François le Champi et la Petite Fadette un changement plus important, une évolution narrative majeure. Déjà, depuis le Meunier d’Angibault, on avait assisté à un changement des techniques descriptives, à la disparition des grandes descriptions tableaux au profit d’un émiettement des notations, d’une description adaptée si je puis dire au regard des personnages qui perçoivent les lieux dans leurs détails et leurs cadres retreints, nous nous trouvons par le fait face à la naissance d’une écriture que je qualifierai de quasi impressionniste, et en tout cas, de moderne – Flaubert n’appelait-il pas George Sand « chère maître » ? Mais ici s’ajoute une autre modification, aussi moderne du point de vue littéraire, plus significative encore du point de vue social : une évolution profonde du schéma narratif. Car le narrateur n’est plus George Sand, écrivain cultivé, qui attirait notre attention sur la condition paysanne à travers l’histoire de Jeanne la bergère, du meunier Louis ou de Germain, mais la voix caractéristique et originale d’un narrateur paysan. En effet en écrivant François le Champi, George Sand a confié la narration à un premier personnage, le chanvreur itinérant qui raconte aux veillées les légendes, les histoires et les cancans du village. Ce soir-là, aidé de la bonne du curé, il racontera l’histoire de François le Champi. Quelque temps plus tard, il sera le narrateur de celle de la Fadette. En 1853 l’évolution sera parachevée : le même chanvreur entreprend le récit de sa propre vie, et George Sand, totalement absente en apparence, disparaît derrière un simple paysan qui raconte sa propre histoire avec quelque chose qui ressemble à ses propres mots, exactement comme Blaise Bonnin écrivait, quelques années plus tôt, une lettre à son parrain pour lui parler de cette pauvre Fanchette.
George Sand a parlé des paysans avant l’histoire de Fanchette, elle en parlera encore après, mais nous nous trouvons ici devant une sorte de tournant littéraire où se condense l’essentiel du message sandien dans ce domaine, et j’avance l’hypothèse que cette réflexion à la fois politique et stylistique n’aurait pas vu le jour sans la sainte colère qui a présidé à la création du personnage et du langage de Blaise Bonnin. Des grandes questions qui occupèrent la pensée, l’oeuvre et la vie de George Sand, l’histoire de Fanchette doit apparaître comme emblématique. Fille, enfant, attardée, paysanne et abandonnée, Fanchette cumulait tous les handicaps sociaux et intellectuels, et c’est à cet état de fait, plus encore qu’à la dénonciation d’un fait-divers odieux, qu’il faut rattacher la croisade entreprise par George Sand en 1843.
Fanchette symbolise en effet l’éternel mineur, celui qui n’a pas droit à la reconnaissance ni à l’éducation, en vertu d’une hiérarchie tant sociale qu’intellectuelle qui place sur le même plan la femme, dans son devoir officiel de rester à demi idiote, le paysan, emprisonné par précaution dans son ignorance, l’attardé, incapable d’en sortir, et en vertu d’une société qui les considère comme inaptes à acquérir un savoir abstrait, à conceptualiser, exprimer et justifier rationnellement leur volonté. A cet égard, le pamphlet consacré à Fanchette constituait la dénonciation exemplaire de la survivance des servitudes. Mais sa nature, sa forme, sa brièveté limitaient sa portée. La création romanesque des années qui suivirent, avec une demi-douzaine de titres majeurs, donna l’ampleur et la portée nécessaires à la magistrale intuition que représente la création de Blaise Bonnin : belle revanche de l’inconsciente Fanchette !

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